Spécial Teratec – HPC
Air liquide : le calcul numérique au service de l’innovation
Frédéric CAMY-PEYRET – Directeur programme numérique modélisation R&D – Air Liquide
Christian GLADIEUX – Rédacteur en Chef – Cad Magazine :
Frédéric CAMY-PEYRET, bonjour, vous êtes Directeur du programme modélisation et simulation numérique au sein de la société Air Liquide. Comme les gens ne le savent pas, Air Liquide est une société qui utilise beaucoup la simulation numérique. Mais peut-être avant de découvrir pourquoi, pouvez-vous nous présenter en quelques mots les activités d’Air Liquide et son importance dans le domaine industriel ?
Frédéric CAMY-PEYRET - Directeur programme numérique modélisation - Air Liquide :
Bonjour, merci de nous inviter. Air Liquide est le leader des gaz industriels et médicaux. Notre métier est de vendre des gaz industriels à une quantité extrêmement large de clients, et de vendre aussi des gaz comme l’oxygène qui sont des médicaments, à des clients qui peuvent être des patients dans un hôpital. Air Liquide est une entreprise qui est plus que centenaire, elle a été fondée en 1902, sur la base de l’innovation, et continue à croître. Aujourd’hui, c’est une entreprise présente dans 80 pays, qui compte 46.000 collaborateurs, et atteint un chiffre d’affaires de 14,5 milliards d’euros, donc un très grand groupe.
Christian GLADIEUX :
L’importance de la simulation numérique ? Pour quel type d’applications utilisez-vous ce type de solution ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
Notre spécificité est de faire de la recherche et développement, tant pour nos propres besoins d’industriels, pour innover sur nos technologies de production de gaz que sur les applications de nos clients, pour offrir de nouvelles applications à nos gaz et faire de la croissance pour le groupe. À ce titre, la simulation peut aider en phase d’innovation à découvrir de nouvelles applications ou développer de nouveaux procédés sur l’ordinateur, pour essayer de prendre le moins de risque possible avant les tests physiques.
Christian GLADIEUX :
Quel type de simulation ? Est-ce que c’est du calcul de structure, de la simulation des fluides, de la simulation chimique, peut-être du multi physique ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
Comme son nom l’indique, l’Air Liquide c’est principalement des fluides qui peuvent être très froids, des fluides cryogéniques jusqu’à par exemple des températures de l’ordre de 4 kelvin dans l’hélium qui circule au CERN, jusqu’à des températures très élevées pour les gaz qui sont utilisés dans certains plasmas par exemple. Nous faisons beaucoup de mécanique des fluides numérique, avec tout un tas d’autres complexités comme les transferts thermiques, le mélange, et nous faisons aussi de la simulation moléculaire, l’interaction par exemple entre la molécule et des surfaces comme les éolithes, pour prédire des phénomènes physiques d’absorption.
Christian GLADIEUX :
Quel est le poids de ces calculs ? Est-ce qu’on peut avoir une idée en termes de volumes ou de stockage ou de temps passé sur ces calculs numériques ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
C’est vrai que le calcul dit intensif se développe beaucoup, chez nous aussi. Aujourd’hui, on dispose d’à peu près 1.000 cœurs de calculs dans nos centres de recherche, et il nous arrive de faire de manière routinière des calculs en mécanique des fluides à plusieurs centaines de millions de mailles, donc des très gros domaines de calculs, qui tourne parfois sur une à deux semaines, sur nos calculateurs. C’est une des nouveautés de pouvoir adresser toute la complexité de la physique grâce à la force brute des calculateurs qu’on utilise de plus en plus.
Christian GLADIEUX :
Quelle solution vous avez ? Vous avez des outils maison ? Vous avez des outils qui viennent du commerce ? Vous avez des solutions de calculs internes ? Vous utilisez de l’externalisation ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
Un petit peu de tout. On est très ouverts sur le monde extérieur, qu’il s’agisse des laboratoires académiques, des fournisseurs de solutions logicielles matérielles, ou de partenaires comme nos clients. Et donc pour résumer, on a à la fois des solutions commerciales en mécanique des fluides numérique, des solutions que nous développons nous-mêmes, on a nos propres codes de calculs. Et puis, on s’intéresse aussi de plus en plus à des solutions open source et aux services associés, avec là des fournisseurs qui nous aident à nous développer dans ce domaine principalement par le service.
Christian GLADIEUX :
Vous avez donc de l’open source, des codes maison, des codes du commerce, c’est la partie software. Côté Hardware, quelles solutions vous avez ? Vous avez des serveurs de calculs ? Vous utilisez peut-être le Cloud privé ? Quelle est votre stratégie en la matière ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
Notre stratégie aujourd’hui, dans la mesure où on a des grosses données et qu’on a besoin de les rapatrier entre les stations et notre supercalculateur central, c’est donc d’avoir un calculateur centralisé, donc un cluster de 12 serveurs à base de processeurs standards qu’on change à peu près tous les 3 ans.
Christian GLADIEUX :
En fonction de vos besoins qui évoluent sans doute ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
C’est intéressant, notre stratégie en fait est d’essayer de suivre la courbe des super ordinateurs du top 500, évidemment on est pas dans le top 500, on est un peu en dessous, mais en parallèle on a réussi à peu près à coût constant à bénéficier de ces gains significatifs de puissance de calculs en changeant 2 machines tous les 3 ans, et en gagnant un facteur à peu près 6 de puissance à chaque fois, tous les 3 ans. Ce qui est un des points majeurs de cette industrie de la simulation intensive, c’est que « sans rien faire », l’ingénieur R&D bénéficie de cet incroyable potentiel de la puissance de calculs qui se renouvelle très régulièrement, et lui permet de calculer des choses qu’il ne pouvait pas calculer simplement quelques années auparavant.
Christian GLADIEUX :
On va justement y venir. Pourquoi utiliser le calcul numérique ? Est-ce que c’est pour valider des projets ? Est-ce que c’est pour tester de nouvelles solutions ? Est-ce que c’est pour préparer des tests physiques ? Quel est l’objectif des tests numériques chez Air Liquide ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
On a là encore une diversité d’usage très large, on a peut-être 3 grandes catégories d’usage ; la première c’est comprendre, et c’est vrai que quand on cherche à modéliser, ça permet de faire le tri entre la physique qui est importante et celle qui ne l’est pas, et c’est très important en phase d’innovation, sur des sujets compliqués, d’être capable par la modélisation d’avoir une meilleure compréhension de ce qui se passe. Ensuite c’est prédire, effectivement là, une fois que nos modèles sont validés, nos méthodologies établies, on est capable de prévoir la performance de nos procédés avant de devoir en construire un réel. Et ensuite on va, et c’est aussi une tendance nouvelle, vers l’optimisation, c’est-à-dire être capable de demander à l’ordinateur de tester beaucoup de scénarios que l’homme n’aurait pas le temps, ou peut-être pas la capacité à évaluer lui-même en lançant ses calculs, à travers les logiciels d’optimisation qui cherchent des optima, des minima locaux, en lançant beaucoup de solveurs de simulation.
Christian GLADIEUX :
Donc globalement, le calcul numérique est au cœur de l’innovation chez Air Liquide ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
Oui, on essaye et il s’y prête très bien, à mettre la simulation et le calcul au cœur des boucles de l’innovation, si possible en phase de création, en phase d’étude des différents concepts, en phase de screening de différentes technologies, parce que c’est là qu’il permet d’éviter ou d’économiser des prototypes physiques qui peuvent être très chers. Et dans notre industrie, l’industrie du génie chimique, les prototypes de taille intermédiaire déjà peuvent coûter plusieurs millions d’euros. Donc, si on est capable d’être prédictifs par la simulation numérique, on a un gain sur la maîtrise de la qualité et des risques en phase d’innovation, c’est-à-dire qu’on espère que ce premier pilote intermédiaire qui va commencer à coûter cher sera juste du premier coup. Et ça, c’est ce qui nous intéresse au plus haut point à travers la simulation.
Christian GLADIEUX :
Si on revient juste à travers deux exemples sur l’innovation chez Air Liquide, deux produits qui ont été lancés grâce au calcul numérique ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
On va être un petit peu modestes, le calcul ne fait pas tout, il faut évidemment que l’on travaille avec les autres équipes d’engineering dans les phases d’innovation. Peut-être ce qu’on peut présenter comme exemple, c’est la technologie de l’oxyde combustion pour la production d’électricité. C’est un domaine qui est un domaine qui émerge et qui n’est pas encore un domaine mature. L’idée est pour réduire les émissions de CO2 d’origine anthropique de permettre de brûler les carburants avec de l’oxygène pur, et derrière d’avoir des fumées où la capture du CO2 est très simple puisqu’il suffit de séparer le CO2 de l’eau. Pour ça, il faut développer la technologie de combustion à l’oxygène qui est quelque chose qu’Air Liquide a fait sur beaucoup d’industries depuis 15 ans, mais qui pour la production d’énergie était nouveau, et on adresse des tailles de systèmes très importants. Et donc là, on a travaillé avec nos camarades qui développaient les technologies de brûleurs depuis le début, et on a grâce à la simulation numérique pu permettre de maîtriser cette casquette d’échelle depuis des petits brûleurs de taille laboratoire, quelques KW, jusqu’au premier gros brûleur, 1 mégawatt, déjà quelques millions d’euros, jusqu’à un démonstrateur qui tourne sur le site de LAC avec nos partenaires, Total en particulier, qui est la première démonstration industrielle à l’échelle de la trentaine de mégawatt thermiques de l’oxy-combustion avec captage et stockage du CO2. Et cette première mondiale a bénéficié de l’impute de la simulation numérique pour anticiper les risques qu’on allait prendre en mettant cette nouvelle technologie dans la chaudière. Donc ça a été un projet qui continue, on espère aller à la taille industrielle dans les années qui viennent, a vraiment été une illustration forte de cette interaction entre technologie/simulation, technologie/simulation pour maîtriser les risques projet.
Christian GLADIEUX :
Existe-t-il des points clé à surveiller lorsqu’on est un industriel, et qu’on souhaite utiliser des outils de calcul numérique de manière optimale ? Est-ce qu’il y a une sorte de recette que vous avez peut-être mise en place chez vous ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
C’est effectivement je pense la question la plus difficile, peut-être moi à titre personnel m’occupe le plus dans mon temps et dans mon travail de tous les jours, c’est comment manager cette fonction de simulation pour qu’elle apporte le plus de valeur possible. Je pense que ça passe avant tout par les hommes et les compétences autour des outils. Avant tout, je pense que c’est plus une question de management qu’une question technique, d’autant plus que la technique change tout le temps, on l’a vu avec les calculateurs, donc il faut des gens qui soient très ouverts sur le monde extérieur. L’open innovation, l’écosystème autour des utilisateurs est extrêmement important, il faut qu’on puisse s’appuyer sur des fournisseurs, des laboratoires. Il faut que les équipes, au-delà de cet état d’esprit d’ouverture, soient effectivement tournées vers la capacité à apprendre, la capacité à travailler avec une interface efficace, avec les autres fonctions d’entreprise, les designers, les concepteurs.
Christian GLADIEUX :
Ne pas rester dans son silo en fait, c’est ça ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
C’est essentiel. Un travail d’ouverture en réseau, surtout pour un groupe comme Air Liquide qui est très international, on a des centres de recherche partout dans le monde, des fournisseurs partout dans le monde. Donc, cette capacité à apprendre, à gérer et piloter la compétence, je pense est l’enjeu essentiel pour réussir et capturer la valeur de la simulation numérique au sein de l’entreprise. Et c’est passionnant comme métier parce que ça touche avant tout à l’homme, et ensuite aux ordinateurs.
Christian GLADIEUX :
Tout de même côté ordinateur, on va dire côté fournisseurs, qu’est-ce que vous attendez de vos fournisseurs ? Est-ce qu’il y a des étapes à franchir pour que vous puissiez, vous en tant que client et utilisateur de leur produit, aller plus loin ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
Je pense que l’enjeu majeur qui vraiment cadence ce métier de la simulation numérique, c’est la puissance de calcul. Et donc qu’il s’agisse des fournisseurs de hardware, de matériel, ou des fournisseurs de logiciels, la notion de scalabilité, être capable de faire suivre le rythme des calculateurs aux logiciels, au système de gestion des ordinateurs, et d’aider les utilisateurs finaux comme nous à pouvoir capturer toute cette valeur rapportée par la puissance brute, je pense que c’est l’enjeu majeur. Et de ce point de vue-là, on attend beaucoup de notre écosystème de fournisseurs pour qu’il puisse permettre le passage à l’échelle de leurs applications, de leurs systèmes.
Christian GLADIEUX :
De votre côté, quelles sont les étapes que vous devrez franchir, vous, dans les années à venir, ou peut-être même aujourd’hui, pour utiliser vos outils de calcul numérique de manière plus efficace ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
Peut-être faut-il revenir à cette question de management de la fonction de simulation. Un mot clé complémentaire qui est majeur, je pense, c’est notre capacité à évoluer, à être dynamique, c’est-à-dire à savoir et avoir en tête que le calcul qu’on fera dans 3 ans n’a rien à voir avec le calcul qu’on fait aujourd’hui. Et donc, notre capacité en interne en tant que grand utilisateur à évangéliser nos collègues des essais pour que la simulation numérique puisse de manière dynamique prendre de nouvelles places dans les boucles de conception, est un enjeu majeur, c’est-à-dire que la question se repose à chaque nouveau produit conçu, comment va-t-on le concevoir ? Chaque année, la simulation numérique permet de faire peut-être quelque chose de plus, d’aborder une question nouvelle par rapport aux années précédentes, et gérer ce dynamisme-là n’est pas facile, c’est peut-être un de nos challenges, nous en tant que grands utilisateurs.
Christian GLADIEUX :
Donc, c’est plus l’homme qui est au centre du calcul numérique que les outils de calcul numérique eux-mêmes ?
Frédéric CAMY-PEYRET :
Oui, ce qui est plus important, c’est l’homme derrière le logiciel et la machine que le logiciel et la machine elle-même aujourd’hui. Et de mon point de vue, je pense que c’est tant mieux.
Christian GLADIEUX :
Belle conclusion. Merci Frédéric CAMY-PEYRET d’avoir répondu à mes questions, et sans doute à bientôt sur Manufacturing.fr pour nous reparler de la prochaine innovation d’Air Liquide grâce au calcul numérique.
Frédéric CAMY-PEYRET :
Merci beaucoup pour votre invitation, et à bientôt aussi je l’espère.
Christian GLADIEUX :
Je l’espère aussi.